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Les Jacinthes d’eau rongent le lac Tana

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Jacinthe d'eau Lac Tana

Reportage
Envoyée spéciale, BAHIR DAR (Éthiopie)

Ce matin de printemps, des dizaines de jeunes, de l’eau froide jusqu’aux genoux, déplacent ce qui ressemble à d’épais tapis verts envahissant la rive nord-est du lac Tana, le plus grand d’Éthiopie (plus de 3600 km2). « Ils travaillent tous les jours pendant cinq heures pour se débarrasser de la jacinthe d’eau », explique le chef du kebele, la plus petite sous-division administrative du pays.

Malgré sa belle apparence, cette plante aquatique flottante aux fleurs couleur lilas est un véritable fléau pour l’une des sources du Nil Bleu. « Nous avions l’habitude de pêcher, les gens buvaient l’eau du lac, mais maintenant il sèche rapidement », tempête Amsalu Addis, 36 ans, l’un des travailleurs rémunérés 100 Birrs (3 euros) par jour. Personne ne sait vraiment comment cette plante extrêmement invasive, originaire d’Amérique du Sud, est arrivée en Éthiopie il y a presque huit ans. Des chercheurs éthiopiens avancent toutefois des hypothèses : Tana pourrait avoir été contaminé par du matériel de pêche usagé transportant des fragments de jacinthe d’eau provenant du Soudan ou d’Egypte, ou par des oiseaux depuis le lac Victoria, le plus grand d’Afrique, bordé par le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie, également touché. 

Utilisation d’engrais 

En moyenne, entre 20000 et 30000 hectares du lac Tana sont infestés par la jacinthe d’eau, qui doublerait sa surface en une à trois semaines. Elle peut courir jusqu’à 50000 hectares durant la haute saison, en septembre-octobre. Selon le chercheur Ayalew Wondie, biologiste à l’université de Bahir Dar, capitale de l’Etat régional d’Amhara, sa propagation rapide est avant tout le résultat des mauvaises pratiques des riverains comme « l‘agriculture de décrue [travail des sols après inondation] le pâturage libre et le rejet de polluants chimiques urbains et agro-chimiques ». Il déplore l’utilisation récente d’engrais et de pesticides par les agriculteurs qui favorise la prolifération de la plante aquatique dans une eau devenue, de fait, très riche en nutriments. 

Entre 20000 et 30 000 hectares du lac Tana sont infestés par la jacinthe d’eau, jusqu’à 50 000 lors de la haute saison.

La présence de cette plante constitue une menace pour la biodiversité : elle empêche la pénétration de la lumière et réduit le taux d’oxygène dans l’eau au risque d’asphyxier certaines espèces de poissons comme le tilapia. Elle provoque une perte d’eau considérable par évapotranspiration. Elle constitue également une menace pour l’activité des barrages hydroélectriques et les systèmes d’irrigation. Elle complique enfin la navigation et la pêche car filets et moteurs se prennent dans ses racines. Des centaines de pêcheurs auraient abandonné leurs activités. 

« Le gouvernement régional n’a pas de plan à court ou à long terme pour contenir son expansion autour du lac », déplore Salomon Kibret, biologiste à l’université de Californie et président de la Coalition globale pour la restauration du lac Tana. En 2012, les autorités de la région ont organisé une première campagne d’arrachage manuel de masse qui a permis d’enlever de 90 à 95 % de la jacinthe d’eau. Mais une recrudescence de la plante a été observée mi-2014 à cause d’une surveillance et d’un suivi minimes, d’après un rapport d’enquête technique réalisé par des experts éthiopiens. D’autres campagnes ont suivi, sans permettre de contrôler l’invasion. Aujourd’hui, près du tiers des rives du lac (au nord et au nord-est) de 385 kilomètres de circonférence est recouvert. 

Les habitants mobilisés depuis le début de l’invasion, souvent bénévolement, et ce malgré les risques de bilharziose et de piqûres de sangsues dus à l’absence de combinaisons de protection, « sont découragés», estime le biologiste Ayalew Wondie. Malgré une visite du premier ministre Abiy Ahmed en octobre 2018, «l’attention portée à l’élimination de la jacinthe d’eau par les gouvernements régional et fédéral est faible». admet Mezgebu DagnewYilma, directeur de la protection des écosystèmes du lac Tana à l’Office de protection et de développement de l’environnement, des forêts et de la faune de l’État régional d’Asmhara. 

« Lutte biologigue » 

Pour Solomon Kibret, une approche intégrée permettrait de retirer la plante du lac reconnu réserve de biosphère par l’Unesco en 2015. «La récolte à la main ou à la machine et la lutte biologique au moyen de charançons conviennent au lac Tana», explique-t-il. L’université de Bahir Dar en élève actuellement une colonie qui dépasse désormais les 2000 insectes. Des experts éthiopiens se sont rendus en Ouganda, l’an dernier, pour bénéficier de l’expérience de ce pays dans l’utilisation de l’approche de bio-contrôle par l’usage d’organismes vivants afin de lutter contre la jacinthe d’eau autour du lac Victoria. 

En Éthiopie, trois machines ont également été importées de Chine et du Canada, la dernière grâce au soutien financier de la diaspora. Mulat Basazenaw regrette toutefois que le gouvernement régional préfère acheter des machines fabriquées à l’étranger. Cet ingénieur éthiopien. Directeur de Mulat Industrial Engineering, a inventé un prototype destiné à arracher la jacinthe d’eau. 

Sept mois et 70000 birrs (21550 euros) financés par ses propres deniers ont été nécessaires pour le réaliser. « J’ai grandi en recevant les bénédictions de Tana, explique M. Mulat en faisant référence à la trentaine d’îles qui abrite des églises et des monastères très prisés des touristes. J’ai grandi en fabriquant des bateaux pour les pêcheurs et pour les agriculteurs. Je suis l’un de ses bénéficiaires.» Plus de 3 millions de personnes dépendent de la survie du lac. 

Chaque année, 26000 personnes sont mobilisées pour retirer à la main cette plante couleur lilas. 

Depuis, l’université de Bahir Dar lui a octroyé une subvention d’une valeur de 19 millions de birrs (585 275 euros) grâce à laquelle il a livré une « moissonneuse», deux bateaux de transport et un convoyeur. « Le gouvernement devrait encourager davantage les fabricants locaux. Nous pouvons créer des emplois, transférer des technologies et même économiser des devises ! », assure-t-il. Malgré sa bonne volonté, de telles machines ne pourraient nettoyer qu’environ 10 hectares par jour. Cette solution est également très onéreuse. Elles peuvent être utilisées de manière sélective dans les parties où le lac est plus profond, propose Ayalew Wondie. Pour l’instant, la machine de M. Mulat n’est pas encore tout à fait fonctionnelle, car il doit encore procéder à des travaux d’excavation pour pouvoir accéder aux zones infestées. 

« Le gouvernement devrait comprendre la gravité du problème et augmenter le nombre de jeunes qui travaillent avec nous », pense Amsalu Addis. Vingt-six mille personnes sont mobilisées chaque année pour retirer manuellement la jacinthe d’eau, d’après M. Mezgebu. Mais la progression de la jacinthe d’eau est bien plus rapide que le rythme de son élimination. Si cette invasion n’est pas prise au sérieux, « les rives se dessécheront, détruisant l’ensemble de l’écosystème », prévient Salomon Kibret. « j’espère que nous allons gagner cette guerre contre la jacinthe d’eau car nous risquons de perdre ce lac historique… », ajoute, l’air grave, M. Ayalew. ■

Émeline Wuilbercq

 

Source :  Le Monde – Dimanche 19 – Lundi 20 Mai

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