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En Éthiopie, les classes de la seconde chance pour les oubliés de l’école

Illustration - école sous un arbre
Source : Le Monde Afrique – 7 décembre 2020

Éducation en Afrique : Depuis 2011, près de 250 000 enfants ont suivi un programme qui
permet de rattraper trois années de scolarité en dix mois.

Lucille Clerc pour Le Monde Afrique

Tadji Habtam n’a toujours pas fait sa « vraie » rentrée. Depuis la deuxième semaine du mois de
mars, son école de Duber, dans la région Oromia, à 70 km au nord d’Addis-Abeba, n’a pas rouvert
ses portes. Alors que cette longue fermeture aurait pu être catastrophique, la fillette a pourtant
continué à travailler. C’est grâce à des exercices reçus sur le téléphone de ses parents, par texto,
et des « microclasses en extérieur, sous les arbres » organisées par groupes de cinq élèves, deux
heures par jour, à tour de rôle avec d’autres, qu’elle a évité de décrocher.

« Lors de cette rupture, l’école est devenue bien plus inclusive », résume Alemayehu Hailu Gebre,
le directeur de la Luminos Fund en Ethiopie, qui gère chaque année 10 000 élèves en rattrapage
scolaire accéléré dans le pays et se réjouit que seulement 2 % d’entre eux ont décroché depuis le
début de la pandémie due au coronavirus.

« En fait, la période de confinement a été très riche d’apprentissages, poursuit Alemayehu Hailu
Gebre. Et nous savons désormais que nous sommes capables d’apporter aux élèves des soutiens
qui pallient l’absence de cours en présentiel. » De quoi même permettre demain à des jeunes filles
qui ne se sentent pas en sécurité en venant à l’école « de suivre le programme chez
elle », observe Alemayehu Hailu Gebre. L’association qu’il dirige a mis en place des classes de
la seconde chance pour les enfants retenus par les travaux des champs ou de la maison et ne
pouvant suivre un cursus normal. Là, les élèves – le plus souvent des filles, comme Tadji
Habtam – rattrapent en dix mois trois années de programme.
A Duber, ils ont entre 9 et 14 ans et apprennent à compter en jouant à la marchande ou au
banquier, avec des maquettes très sommaires. L’essentiel n’est pas dans la mise en scène. Ce qui
importe, c’est de permettre au groupe de s’entraîner au calcul et à l’expression en public.


Location d’enfants


Si le défi est de taille, la pédagogie à l’œuvre permet de gagner beaucoup de temps sur un cycle
scolaire classique. Abel Kassahun, le directeur adjoint du cabinet de conseil Geneva Global for
Philanthropy (GGP), a pu en tester l’efficacité, à Duber et ailleurs. La fondation Luminos, qui a lancé l’initiative, est déjà présente au Liberia. Elle a été créée pour promouvoir la seconde chance
en Afrique en s’appuyant sur des acteurs locaux, comme GGP en Éthiopie.
Dans ce pays, 14 % des jeunes en âge d’aller à l’école primaire ne sont pas scolarisés. Ce nombre
a fortement décru ces dernières années, alors qu’ils étaient près de 60 % en 2000, mais ils sont
encore trop nombreux à garder le bétail dans les champs, malgré la loi qui interdit le travail avant
14 ans. « Les plus pauvres louent même parfois leurs enfants à une autre famille », explique
Tesfaye Seyoum, chargé de formation dans l’établissement.
Convaincre de l’utilité des apprentissages est donc la première mission de Geneva Global, qui a
commencé par mettre en place des groupes de sensibilisation des mères. Cette année, plus de
1 600 d’entre elles apprennent à mieux gérer leur budget ou à améliorer leurs compétences en
anglais. Une façon détournée de leur faire comprendre le bien-fondé des apprentissages de leurs
enfants, en leur montrant que si l’éducation les aide à augmenter leurs économies mensuelles, elle
sera aussi bénéfique aux petits écoliers. Pour eux, une scolarité accélérée, étalée sur sept heures
de cours par jour, six jours sur sept, a été conçue, avec une pédagogie active imaginée pour qu’ils
ne s’ennuient pas et progressent vite.
A la veille du confinement, lors de la visite du Monde Afrique, les élèves de la classe de Duber,
répartis en cinq groupes, apprennent à compter jusqu’à 20 en afaan oromo, la langue régionale,
pendant qu’une poignée entonne une chanson sur cette thématique et qu’une autre égrène les
nombres à voix haute. A la fin de la séance, leur maître, Tolcha Hailu, vérifie que la leçon a bien
été comprise et leur demande même une appréciation. « S’ils ne sont pas satisfaits, nous devrons
reprendre le cours pendant le temps libre », explique l’instituteur, qui gère depuis trois ans cette
classe de la seconde chance.
Les enseignants sont sélectionnés sur leur motivation. « Ensuite, ils passent un examen et on les
forme », ajoute Abel Kassahun. Les enfants, choisis parmi les plus pauvres du secteur, affichent
un taux très élevé de réussite et de réintégration dans le système scolaire classique.
D’après une évaluation menée en 2017 par l’université du Sussex (Royaume-Uni), 75 % d’entre
eux étaient toujours scolarisés cinq ans après la sortie du dispositif, contre 66 % dans le parcours
traditionnel. En Ethiopie, Luminos Fund a déjà permis à 113 000 enfants d’apprendre à lire, à
écrire et à compter grâce à son programme. D’autres partenaires œuvrent aussi dans le même
sens, avec des pédagogies différentes, l’objectif global étant de toucher plus de 100 000 enfants.
Au-delà de ce but, ce sont les belles histoires dont Abel Kassahun aime à se souvenir, comme
celle de cette jeune fille issue de la première promotion qui vient de franchir les portes de
l’université.


Plus souple


Reste que malgré la volonté de parité de la fondation, les filles ne représentent encore que 44 %
des effectifs, car les familles sont toujours réticentes. « Nos facilitateurs sur place passent plus de
temps à les aider, car elles ont souvent un retard de connaissances par rapport aux garçons, étant
bien plus mobilisées pour les tâches ménagères qui leur prennent du temps d’apprentissage. Cela
s’est vérifié pendant le coronavirus. Nos temps de correction étaient en priorité dirigés vers les
filles », observe Alemayehu Hailu Gebre.


Geneva Global for Philanthropy a commencé par mettre en œuvre ce projet dans cinq
circonscriptions de la Région des nations, nationalités et peuples du Sud, avant de l’étendre
demain à trois autres Etats éthiopiens : Oromia, Amhara et Tigré. Dans ce dernier, le modèle a
déjà été répliqué dans 110 classes gérées par l’administration en 2018. Mais, pour l’heure, avec le
conflit armé en cours sur la zone, les établissements risquent de rester quelque temps fermés.
«Dans les prochaines années, nous prévoyons de former plus de 700 enseignants employés par
le gouvernement et près de 300 responsables du secteur de l’éducation, ce qui nous permettra
d’atteindre des milliers d’enfants supplémentaires», se félicite Caitlin Baron, la directrice de
Luminos Fund. Un premier pas pour généraliser cette école de la seconde chance. Et un moyen
aussi de faire évoluer l’enseignement classique, puisque le ministère de l’éducation éthiopien s’est
inspiré de la pédagogie afin de rendre l’enseignement public un peu plus souple.

Nathalie Tissot(Duber, Ethiopie, envoyée spéciale) et Noé Hochet-Bodin(Addis-Abeba, correspondance)

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